Merci, Dominique, d’avoir accepté de m’accompagner pour cette improbable remise de légion d’honneur. Je dis « improbable », parce que j’ai été très surprise de découvrir début janvier dans le Journal Officiel que Delphine Batho, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie m’avait proposée pour être nommée chevalier de la légion d’honneur. Je dois reconnaître que ma première réaction a été de refuser cet insigne de la République institué par Napoléon. Plusieurs amis proches, mais aussi des représentants de ARTE et des Editions La Découverte, avec qui je travaille depuis des années, m’ont recommandé de l’accepter, en soulignant que recevoir la médaille c’était une manière d’honorer tous ceux et celles dont j’ai illustré les causes en « 28 ans de service », pour reprendre l’expression utilisée dans le décret présidentiel : les enfants victimes du trafic d’organes, les agriculteurs suicidés par l’agro-industrie, Paul Jacquin, l’instituteur tué par la rumeur, et Paul François, le paysan malade de Monsanto ; les disparus d’Argentine, les femmes battues, les enfants des rues de Bogota, les victimes de la pollution industrielle au Pérou, et tous ceux et celles qui oeuvrent aux quatre coins du monde pour qu’enfin triomphent les moissons du futur.
Accepter la médaille républicaine c’était aussi une manière d’affirmer publiquement la nécessité des lanceurs d’alerte et des empêcheurs-de-penser-et-d’agir-en-rond qui, en France et partout dans le monde, dénoncent les tromperies admises comme des vérités, et démasquent les conflits d’intérêts et les arbitrages en faveur des puissants. C’était revendiquer haut et fort la mission de la presse – je dis bien « mission »- dont on oublie trop souvent qu’elle constitue le quatrième pouvoir et qu’à ce titre, à l’instar des trois premiers pouvoirs, elle est censée œuvrer pour l’intérêt général. Accepter l’insigne de la République c’était donc rappeler que nous avons besoin plus que jamais de journalistes engagés, capables d’affronter les lobbys et les intérêts privés pour « mettre la plume dans la plaie », ainsi que le disait Albert Londres, le père du journalisme d’investigation, dont l’œuvre m’inspire jour après jour.
Or, aujourd’hui, les « plaies » dans lesquelles les journalistes peuvent et doivent porter leur plume ou leur caméra sont multiples, comme sont multiples les facettes de la « crise » dans laquelle le monde semble irrémédiablement s’enfoncer. Je veux parler de la crise du climat, qui est déjà largement à l’œuvre, comme j’ai pu le constater au Malawi ou au Mexique. Faut-il rappeler que les émissions de CO2 n'ont jamais augmenté aussi vite qu’au cours de la dernière décennie : 3 % par an en moyenne, soit trois fois plus que lors de la décennie précédente. Nous sommes sur la trajectoire des pires scénarios imaginés par le GIEC, le groupement interministériel sur l’évolution du climat. Dans un avenir de plus en plus proche, le réchauffement climatique affectera durablement la production alimentaire, tandis que le nombre des réfugiés climatiques ne cessera d’augmenter.
Je veux parler aussi de la crise de l’énergie, de l’extinction annoncée des énergies fossiles, mais aussi des minerais et des terres rares, sans lesquels la production de la plupart de nos équipements et biens de consommation s’effondrera ; je veux parler de la crise de la biodiversité – les experts évoquent la sixième extinction des espèces -, mais aussi de la crise alimentaire –près d’un milliard de personnes souffrent de la faim- , de la crise sanitaire – les millions de malades et de morts dus à la pollution chimique -, de la crise financière, économique et sociale, qui entraîne une augmentation du chômage, de la pauvreté et des inégalités toujours plus criantes. Tous ces dérèglements majeurs, dont tout indique qu’ils vont s’accélérer, en provoquant des dégâts humains et matériels considérables, sont le résultat d’un système économique capitaliste, fondé sur la recherche illimitée du profit. Cette véritable machine à broyer repose sur un modèle de développement qui s’avère aujourd’hui mortifère et suicidaire pour la planète et l’humanité qui l’habite : celui de la croissance illimitée, sous-entendu du produit intérieur brut, le fameux « PIB ». Comme l’écrit Dominique Méda dans un livre pionnier, intitulé Au-delà du PIB, Pour une autre mesure de la richesse, « la croissance est devenue le veau d’or moderne, la formule magique qui permet de faire l’économie de la discussion et du raisonnement ». Pas un jour où on n’entende, en effet, les hommes et femmes politiques qui dirigent notre pays, avec en tête le président de la République François Hollande et son premier ministre Jean-Marc Ayrault, invoquer le « retour de la croissance » pour résoudre la « crise ». Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que la « croissance » n’est pas la solution mais justement le problème, et qu’il est urgent de changer de paradigme, sous peine d’être confrontés, dans un avenir proche, à un « chaos ingérable », comme l’ écrivent les experts du centre de prospection de l’armée allemande dans un rapport qui a fuité. « Changer de paradigme » cela veut dire revoir de fond en comble notre logiciel économique mais aussi notre mode de vie. Pour cela, il est nécessaire de lancer un vaste débat démocratique, dans tous les villages et villes de France et de Navarre, qui permette de lancer un signal fort à ceux et celles que nous avons élus et qui trop souvent ne voient pas plus loin que le bout de leur mandat et manquent cruellement de courage politique. L’indispensable transition vers une société post-croissance, qui seule permettra de relever les nombreux défis qui nous attendent, ne pourra se faire sans l’engagement de tous les citoyens et citoyennes, capables de se poser – enfin !- les bonnes questions :
- qu’est ce que la richesse ?
- de quel développement avons-nous besoin ?
- quelle société voulons-nous et devons nous construire, avec quelles valeurs, quelles règles du jeu ?- pour que nos enfants et petits-enfants puissent continuer à vivre sur la planète bleue ?
En ces moments cruciaux, nous avons besoin de symboles et d’éclaireurs qui catalysent les énergies et montrent la voie. Nous avons besoin de laboratoires et d’expériences qui encouragent la réflexion, libèrent la créativité et nous aident à nous débarrasser du prêt-à-penser et des préjugés. Nous avons besoin d’hommes et de femmes qui disent « stop ! Que faisons-nous, où allons-nous ? »
Si j’ai proposé à Dominique de me remettre la légion d’honneur à Notre Dame des Landes c’est parce que la lutte qui se déroule ici depuis de nombreuses années représente précisément le combat dont nous avons besoin. Je n’entrerai pas dans les détails techniques d’un dossier mal ficelé, pour m’attacher aux symboles qu’incarne la résistance au projet d’aéroport. Car, comme je l’ai dit, nous avons besoin de symboles.
Le premier symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’équipement qui date des années 1960. Les fameuses « Trente Glorieuses » où l’on pensait que nous pourrions indéfiniment puiser dans les ressources de la planète sans jamais rendre de compte. L’époque où la machine à fabriquer du PIB tournait à plein, coûte que coûte… Cette époque est révolue, et nous voulons des projets qui correspondent aux exigences de notre temps, celui de la raréfaction des ressources et des inégalités croissantes.
Le deuxième symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’aéroport. Or, nous avons assez d’aéroports, car, contrairement à ce que les promoteurs de ce projet prétendent, l’aviation civile n’a pas de beaux jours devant elle. Quand le prix des énergies fossiles aura atteint des sommets, nous ne pourrons plus prendre l’avion, comme nous le faisons aujourd’hui. Faire croire aux Français que le trafic aérien va continuer d’augmenter de manière continue est un message irresponsable !
Le troisième symbole c’est que ce projet va détruire 2000 hectares de terres agricoles, dans une zone humide comprenant une grande biodiversité. Or, s’il est un domaine où nous devons de toute urgence revoir notre copie, c’est bien celui de la production agricole. Nos ministres de l’agriculture se plaisent à répéter que « la France est un grand pays agricole ». Certes, nous exportons des millions de tonnes de blé de mauvaise qualité, à bas prix, grâce au jeu pervers des subventions, ou des tonnes de poulets bas de gamme, qui condamnent à la faillite les paysans africains. Mais l’agriculture française est un colosse au pied d’argile, car elle est déficitaire dans de nombreuses productions, comme celle des protéines végétales. Pour nourrir les poules, les vaches et les cochons de nos élevages industriels, nous dépendons du soja transgénique argentin et donc du pétrole nécessaire à son acheminement vers les ports bretons! D’une manière générale, l’agriculture industrielle dépend des énergies fossiles, indispensables à la fabrication de pesticides et d’engrais chimiques. Indispensables aussi à l’approvisionnement des villes, dont l’autonomie alimentaire est estimée à deux jours. Si nous voulons être autonomes du point de vue alimentaire et développer une agriculture capable de résister aux effets du changement climatique, il nous faut de toute urgence protéger nos terres agricoles, en cessant de les bétonner et en les arrachant des mains des spéculateurs. Une fois que le projet d’aéroport sera définitivement enterré, pourquoi ne pas faire de Notre Dame des Landes l’avant-garde d ‘un autre modèle agricole, fondé sur l’agro-écologie , la vente de proximité et les circuits courts ?
En attendant, et pour finir, je voudrais remercier, tous ceux et celles qui jour après jour mènent la résistance à ce projet somme toute très ringard ! Merci à Sylvain et Brigitte Fresneau qui nous accueillent aujourd’hui ; merci aussi à Marcel et Sylvie Thébault, aux paysans engagés dans le COPAIN 44, le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport, ou dans l’ADECA, l’Association des exploitants concernés par l’aéroport, merci à l’ACIPA, l’Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d'Aéroport de Notre Dame des Landes, merci aux paysans qui sont venus avec leurs tracteurs pour protéger la ferme de Bellevue de la destruction ; merci à tous les membres des comités de soutien qui se sont créés partout en France. Merci, à tous les zadistes, à qui je tire mon chapeau, car j’imagine qu’il ne fut pas facile de passer l’hiver dans des conditions aussi rudes que précaires. Leur présence illégale est légitime, et je suis sûre que l’histoire leur donnera raison. Je salue leur persévérance et leur dévouement pour une cause qui devrait tous nous inspirer pour construire la société post-croissance dont nous avons besoin. Je remercie, enfin, Delphine Batho, qui en me faisant un cadeau empoisonné m’a permis de réaffirmer les valeurs que devrait incarner l’insigne que je viens de recevoir : l’engagement pour le bien commun et l’intérêt général !
Notre album photo de la cérémonie
2013_06_08_Legion_D'Honneur_Marie-Monique-Robin |
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